Fatigué, Renaud Séchan

Fatigué, Renaud Séchan
Jamais une statue ne sera assez grande Pour dépasser la cime du moindre peuplier Et les arbres ont le cœur infiniment plus tendre Que celui des hommes qui les ont plantés Pour toucher la sagesse qui ne viendra jamais Je changerais la sève du premier olivier Contre mon sang impur d'être civilisé Responsable anonyme de tout le sang versé Fatigué, fatigué Fatigué du mensonge et de la vérité Que je croyais si belle, que je voulais aimer Et qui est si cruelle que je m'y suis brûlé Fatigué, fatigué Fatigué d'habiter sur la planète Terre Sur ce brin de poussière, sur ce caillou minable Sur cette fausse étoile perdue dans l'univers Berceau de la bêtise et royaume du mal Où la plus évoluée parmi les créatures A inventé la haine, le racisme et la guerre Et le pouvoir maudit qui corrompt les plus purs Et amène le sage à cracher sur son frère Fatigué, fatigué Fatigué de parler, fatigué de me taire Quand on blesse un enfant, quand on viole sa mère Quand la moitié du monde en assassine un tiers Fatigué, fatigué Fatigué de ces hommes qui ont tué les indiens Massacré les baleines, et bâillonné la vie Exterminé les loups, mis des colliers aux chiens Qui ont même réussi à pourrir la pluie La liste est bien trop longue de tout ce qui m'écœure Depuis l'horreur banale du moindre fait divers Il n'y a plus assez de place dans mon cœur Pour loger la révolte, le dégoût, la colère Fatigué, fatigué Fatigué d'espérer et fatigué de croire À ces idées brandies comme des étendards Et pour lesquelles tant d'hommes ont connu l'abattoir Fatigué, fatigué Je voudrais être un arbre, boire à l'eau des orages Pour nourrir la terre, être ami des oiseaux Et puis avoir la tête si haut dans les nuages Qu'aucun homme ne puisse y planter un drapeau Je voudrais être un arbre et plonger mes racines Au cœur de cette Terre que j'aime tellement Et que ces putains d'hommes chaque jour assassinent Je voudrais le silence enfin et puis le vent Fatigué, fatigué Fatigué de haïr et fatigué d'aimer Surtout ne plus rien dire, ne plus jamais crier Fatigué des discours, des paroles sacrées Fatigué, fatigué Fatigué de sourire, fatigué de pleurer Fatigué de chercher quelques traces d'amour Dans l'océan de boue où sombre la pensée Fatigué Renaud Séchan, 1985, Mistral Gagnant